Le lundi 3 septembre, l’association Sherpa a déposé plainte contre les deux enfants de l’ex-président sénégalais, Karim Wade et sa sœur, Syndjély Wade devant le tribunal de grande instance de Paris pour biens mal acquis.
Connue pour avoir pourchassé Téodorino Obiang Nguéma de la Guinée Equatoriale, avec succès d’ailleurs, ainsi que feu Omar Bongo et d’autres potentats africains, Sherpa estime dans sa plainte que Karim Wade et Syndjély Wade n’ont jamais occupé des fonctions et exercé des métiers qui leur permettent de justifier les acquisitions d’appartements dans les plus beaux et les plus chers quartiers de Paris. Pour les enfants d’Abdoulaye Wade, comme on dit, ça commence à sentir le roussi.
LA LONGUE LUTTE DE L’ASSOCIATION SHERPA
Beaucoup d’officiels, notamment dans les pays du Sud, placent leur enrichissement personnel avant le développement de leur pays. Avec l’appui des banques et autres intermédiaires financiers, ces élites dirigeantes corrompues pillent les ressources de leur pays et dissimulent les avoirs volés dans les économies du Nord. Ce phénomène porte un nom : la kleptocratie. Il constitue un frein sérieux au développement.
L’article 51 de la Convention des Nations Unies contre la corruption [pdf], dite convention Merida, fait de la restitution des avoirs illicites un principe fondamental. Cette provision est louable, mais malheureusement cette convention, comme tous les instruments conventionnels, est conçue de manière stato-centriste : par les Etats pour les Etats. En d’autres termes, si la convention de Merida renforce considérablement les moyens d’action en vue de recouvrer les avoirs volés, ces mêmes moyens ne sont à la disposition que de la personne morale qu’est l’Etat victime. Quid lorsque les élites dirigeantes de cet Etat sont précisément celles qui se livrent au pillage des ressources du pays
SHERPA entend donner aux populations, qui sont les premières victimes de ces pillages, les moyens d’agir, d’où le déclenchement de la campagne « Biens Mal Acquis » (BMA).
DES FORTUNES COLOSSALES ET INDÉCENTES :
Comment expliquer que la fortune de l’actuel président de Guinée Equatoriale est estimée à 600 millions de dollars par Forbes alors que la moitié des quelques 600.000 équato-guinéens n’a pas accès à l’eau potable ?
Comment expliquer qu’entre 1993 et 2002, les entreprises minières opérant au Chili n’ont payé que 1,7 milliards de dollars d’impôts alors même qu’elles ont extrait et exporté 20,8 millions de tonnes de cuivre, soit l’équivalent de la valeur de ce que le monde consomme en deux ans ! (Source : Perspectives on Corporate Taxation and Social Responsibility in the Chilean Mining Industry, 2005)
Qu’il s’agisse de l’argent de la grande corruption ou de l’évasion fiscale des multinationales, les flux financiers illicites (i.e. l’argent qui quitte les pays en développement pour trouver refuge dans les économies du Nord) représentent une perte comprise entre 500 à 800 milliards de dollars par an soit près de 8 fois le montant de l’aide annuelle publique au développement ! (Le talon d’Achille du capitalisme : L’argent sale et comment renouveler le système d’économie de marché ; Raymond Baker, 2007)
LES BIENS MAL ACQUIS DES DICTATEURS AFRICAINS ET DE LEUR FAMILLE
Tout a commencé en 2007 avec la publication du rapport du CCFD-Terre solidaire « Biens Mal Acquis profitent trop souvent : La fortune des dictateurs et les complaisances occidentales ». Les auteurs y passent en revue les avoirs détournés de plus de 30 dirigeants de pays en développement, autant d’argent qui ne sera pas investi dans la santé, l’éducation, l’agriculture…
Suite à ce rapport, SHERPA a conduit sa propre étude afin d’explorer les voies judiciaires qui pourraient être utilisées pour appréhender de tels avoirs lorsqu’ils sont localisés sur le sol français, et à terme les restituer aux nations spoliées.
CHRONIQUE D’UNE BATAILLE JUDICIAIRE:
MARS 2007 – SHERPA, Survie et la Fédération des congolais de la Diaspora déposent plainte devant le Procureur de la République de Paris contre les familles dirigeantes de l’Angola, du Burkina Faso, du Congo- Brazzaville, de la Guinée Equatoriale et du Gabon, estimant que les patrimoines immobiliers considérables qu’elles possèdent n’ont pu être constitués au moyen de leurs seuls salaires et émoluments.
La plainte repose sur le chef d’inculpation de recel de détournement de fonds publics qui incrimine le fait de détenir sur le sol français des biens qui ont été acquis de manière illégale.
Une enquête préliminaire est alors ouverte : elle confirme la plupart de nos allégations et révèle en plus l’existence de nombreux autres avoirs immobiliers et mobiliers, le rôle joué par les intermédiaires (banquiers, avocats…), ainsi que des transactions pour le moins suspectes.
Par exemple, Edith Bongo, alors épouse du Président gabonais, aurait fait l’acquisition d’une Daimler Chrysler au moyen d’un chèque tiré sur un compte ouvert par le Trésor Public Gabonais auprès de la Banque de France.
Malgré ces résultats très probants, l’affaire a été classée sans suite en novembre 2007, le Procureur de la République ayant considéré que « l’infraction n’était pas suffisamment caractérisée ».
DECEMBRE 2008 – Transparency International France et un citoyen gabonais déposent, avec l’appui juridique de SHERPA, une plainte avec constitution de partie civile dans l’espoir de surmonter l’inertie du parquet et d’obtenir l’ouverture d’une information judiciaire.
NOVEMBRE 2010 – La Cour de Cassation a conclu à la recevabilité de la plainte, permettant ainsi la désignation de juges d’instruction et l’ouverture d’une information judiciaire après quatre années de procédure.
JUIN 2011 – Un article paru dans Le Monde révèle que les familles visées on continué à acquérir en France des voitures et autres biens de luxe après le dépôt de la plainte.
Ainsi, Teodorin Nguema Obiang, fils du Président équato-guinéen et Ministre d’Etat chargé de l’agriculture et des forêts, a affrété en 2009 un avion ayant fait escale en France avec à son bord 26 voitures de luxe ! Au même moment, Tracfin informait le parquet que le même Teodorin Obiang avait dépensé pas moins de 18 millions d’euros lors de la vente aux enchères de la collection d’Yves Saint-Laurent et de Pierre Bergé.
Ali Bongo a acquis en 2009 une Bentley d’une valeur de 200 000 euros, tandis que le neveu du président congolais Sassou-Nguesso, chargé par son oncle de prélever les taxes sur les tankers de pétrole, a acquis une Porsche d’une valeur de 137 000 euros.
Les juges d’instruction en charge du dossier ont évidemment demandé au parquet de leur accorder un réquisitoire supplétif, pour pouvoir étendre leur enquête à ces nouveaux éléments. Alors qu’il aurait dû s’agir d’une simple formalité, le parquet a refusé de donner suite. En conséquence, SHERPA et TI France ont déposé une nouvelle plainte avec constitution de partie civile concernant ces faits nouveaux pour permettre le bon déroulement de l’enquête des magistrats instructeurs.
SEPTEMBRE 2011
A une semaine d’intervalle, les deux juges d’instruction ordonnent la perquisition de l’hôtel particulier de Teodorin Obiang, d’un luxe indécent, situé au 42 avenue Foch ; et la saisie de 11 voitures de collection lui appartenant.
De même, suite aux révélations de Robert Bourgi, William Bourdon, avocat de TI France et président de l’association SHERPA, a demandé aux juges Grouman et Le Loire qui sont en charge de l’instruction de l’affaire dite des « biens mal acquis » de bien vouloir procéder à son audition. Les trois chefs d’Etat visés dans cette affaire font en effet partie des six qui auraient, selon M. Bourgi, financé les campagnes électorales de Jacques Chirac et d’autres hommes politiques français. Il est très probable que le témoignage de M. Bourgi permette d’éclairer les magistrats instructeurs quant aux conditions dans lesquelles les trois chefs d’Etat visés par la plainte ont fait l’acquisition en France d’un certain nombre de biens mobiliers et immobiliers dont l’ampleur exclut qu’ils soient le produit de leurs seuls salaires et émoluments personnels.
OCTOBRE 2011 – Le 19 Octobre, la Guinée Equatoriale a annoncé par décret la nomination de Teodorin Obiang comme délégué permanent adjoint auprès de l’UNESCO, charge qui pourrait lui permettre de se soustraire aux procédures judiciaires en cours en France et aux Etats-Unis. C’est aussi un moyen de faire pression sur l’UNESCO, qui a maintenu au début du mois d’octobre la suspension du Prix UNESCO-Obiang pour la recherche en sciences de la vie, en raison de la controverse quant à l’origine des fonds de cette récompense.
12 JUILLET 2012 -Le juge Roger Le Loire, chargé depuis un an et demi de l’enquête sur l’affaire dite des biens mal acquis, avec son collègue René Grouman, a diffusé un mandat d’arrêt contre Teodorin Nguema Obiang, 43 ans, fils du président de Guinée équatoriale. Convoqué, mercredi, dans le bureau des doyens du pôle financier à Paris, pour un interrogatoire de première comparution, à l’issue duquel il aurait été mis en examen, celui-ci ne s’est pas présenté….
PROBLÉMATIQUE JURIDIQUE :
La corruption et plus particulièrement les infractions traduisant un manquement des autorités publiques à leur devoir de probité lèsent la collectivité en son entier. Dès lors, faute de victime individualisable en mesure d’agir utilement par la voie pénale, comment est-il possible de surmonter la réticence du parquet à poursuivre de telles infractions ?
Dérogeant au dogme suivant lequel l’action civile devant les juridictions répressive est « un droit exceptionnel strictement enfermé dans les limites de l’article 2 du Code de procédure pénale » (Cass. crim., 8 juill. 1958 : Gaz. Pal. 1958, 2, 227. – Cass. crim., 11 déc. 1969 : D. 1970, 1, 156), le législateur a progressivement multiplié les habilitations au profit d’associations défendant des intérêts collectifs pour leur permettre de poursuivre certaines infractions ayant un lien avec leur objet social. Quelles sont-elles ? Il s’agit principalement des associations visées aux articles 2-1 et s. du Code de procédure pénale mais également de toutes celles visées dans d’autres codes ou lois spéciales. Or, aucun de ces textes n’habilite les associations de lutte contre la corruption. Sont en revanche couverts par ce dispositif la lutte contre les discriminations, la lutte contre les violences familiales, sexuelles ou contre les mineurs, la lutte contre terrorisme, les infractions en matière de stupéfiants, ou les dérives sectaires, la lutte contre les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité, la préservation de l’environnement, la lutte contre le tabagisme…
Pourquoi le Ministère public mérite-t-il d’être doublé en ce qui concerne les infractions en cause ? Sans doute ces atteintes à l’ordre social sont-elles jugées tellement graves qu’il est apparu nécessaire de faire corroborer l’action du Ministère public par des associations à but désintéressé ? La question demeure entière : pourquoi les infractions de corruption ne relèvent-elles pas de ce dispositif d’habilitation ? La lutte contre la corruption serait-elle moins impérieuse ?
Faute de bénéficier d’un texte spécial l’habilitant à agir, une association de lutte contre la corruption pourrait-elle se prévaloir du statut de victime et ainsi se constituer partie civile devant un juge d’instruction ? A priori rien de s’y oppose. La Cour de Cassation admet en effet, depuis plusieurs années, sur le fondement de l’article 2 du Code de procédure pénale, la recevabilité de la constitution de partie civile d’une association, lorsque l’infraction dénoncée porte une atteinte directe aux intérêts collectifs que celle-ci a statutairement pour mission de défendre. La décision rendue le 9 novembre 2010 s’inscrit dans cette jurisprudence.
Bien que conforme à la jurisprudence constante, la solution dégagée par la Cour de cassation dans l’affaire des Biens Mal Acquis n’en est pas moins importante. Pour la première fois, une association de lutte contre la corruption se voit reconnaître la possibilité d’agir en justice pour assurer la défense de ses intérêts collectifs alors même que cette possibilité avait été expressément écartée par la loi de 2007. Le parlement avait en effet repoussé l’amendement proposé par le rapporteur de la Commission des lois, qui visait à permettre à toute association reconnue d’utilité publique et régulièrement déclarée depuis au moins cinq ans qui se propose, par ses statuts, de lutter contre la corruption, de se constituer partie civile (et ce, alors même que l’amendement en question n’envisageait que la possibilité de se constituer partie civile à l’audience).
Toutes ces procédures n’auraient jamais pu être ouvertes dans un seul pays africain. Leurs auteurs seraient tués ou emprisonnés à vie et leur association brûlée. C’est pourquoi l’on se pose bien des questions sur les programmes de lutte contre la corruption en Afrique. Il n’y a pas encore en Afrique un seul chef d’Etat qui ose se soumettre à un contrôle de l’origine de ses richesses. Et ils deviennent tous très riches et leurs populations deviennent d’année en année plus pauvres et plus misérables.
Seydina Oumar Touré