Ce jeudi-là, 23 juin 2011, la mort lui a passé un coup de bigo. Le sphinx libéral agonisant avait, en effet, décidé d’emporter Alioune Tine, acteur principal du mouvement contestataire, dans les profondeurs abyssales de sa chute. Mais il faut dire qu’il l’a échappé belle, car le ciel s’y était visiblement opposé. Pris à partie par une horde de « calots bleus » déchaînés, déterminés à lui faire la peau, l’ex président de la Rencontre africaine des droits de l’homme (Raddho) est exfiltré par des manifestants.
Alioune Tine et Oumar Diallo, respectivement membre de la Raddho et de l’Assemblée générale de l’Omct, avaient été blessés par ces nervis du parti démocratique sénégalais (Pds) armés de bâtons, à un jet de pierre de la place Soweto où des milliers de manifestants s’étaient déjà massés pour exiger le retrait du ticket de la honte (président/vice-président) et de son fameux quart-bloquant (il devait permettre au candidat arrivé premier avec seulement 25% des suffrages, d’être élu président de la République). Passés à tabac, Tine et Diallo, qui avaient perdu connaissance, avaient été conduits à l’hôpital Principal de Dakar afin d’y recevoir des soins.
A sa sortie d’hôpital, l’ancien coordonnateur du M23, qui craignait pour sa vie, se réfugie chez le défunt Directeur général de Sud Fm, Babacar Touré où il a suivi, en direct à la Télévision, la révolte populaire dont il est le déclencheur et qui fit capituler le régime libéral. Un an après avoir flirté avec la mort, il rejoue le film lors des « émeutes citoyennes » de Y en a marre commémorant l’an un du 23 juin en 2012. « C’est le jour du 22 juin que les choses ont réellement commencé ; et c’est le moment de l’avouer. À partir de ce jour, les choses ont commencé à nous échapper en tant que leaders. Ce jour-là, c’était fatidique », se rappelle Alioune Tine qui garde encore, jusque dans sa chair, les stigmates de ces évènements.
Un passé de militant de gauche
11 ans après, en 2022, barbe grise, assagi par le poids de l’âge, l’ancien acteur de la société civile aux allures de révolutionnaire communiste, garde toujours le même rapport de défiance face à l’oppression. Notamment quand celle-ci vient d’un régime tyrannique prêt à tout massacrer sur son passage pour assouvir sa soif de pouvoir. Cette témérité dans le combat pour la démocratie est un héritage devenu trait de caractère qu’il tient de son engagement au sein du Parti africain de l’indépendance (PAI) dans les années 1970.
Jeune étudiant baignant dans le magma doctrinal du marxisme-léninisme, Alioune Tine a senti germer en lui le militantisme pour les droits humains, un jour particulier : le 20 janvier 1973. Ce jour-là, deux événements majeurs bouleversent littéralement sa vie : la mort de la figure communiste ouest africaine, Amilcar Cabral à qui il voue une estime profonde et la relance, après 9 ans d’interruption du journal de la gauche française, Libération.
Le dernier événement a marqué au fer rouge l’étudiant sénégalais inscrit en linguistique à l’université Lumière Lyon 2. Subjugué par les exposés de Jean-Paul Sartre et de Michel Foucault sur la reprise du canard, à la Bourse du travail de Lyon, Alioune Tine, qui faisait partie de l’auditoire, en sort avec une ferme volonté de changer le monde. «J’étais ainsi un lecteur assidu du Canard Enchaîné, le Nouvel Obs, Jazz Magazine et le Monde, profitant de l’accessibilité à ces journaux dans le milieu universitaire», confie-t-il à Seninfos.com, repris par l’ancien journaliste, Abou Abel Thiam dans un texte qu’il lui a consacré au lendemain du 23 juin 2011.
Ancien aide-cuisinier, futur défenseur des droits humains
Sous l’influence du discours de Foucault qui a longuement disserté, ce jour-là (20 janvier 1973), sur son livre sur le droit des prisonniers « Surveiller et punir » paru aux éditions Gallimard en février 1975, le jeune étudiant non boursier, qui cumulait les petits boulots (plongeur, aide-cuisinier) dans les restaurants pour payer ses études et avoir quoi se mettre sous la dents gratuitement, se taille, de fil en aiguille, une carrière de défenseur des droits humains. Et ceci, à travers le syndicalisme, dans un premier temps.
Recruté à la faculté des lettres de l’université de Dakar à son retour en mai 1981, Tine et une petite cohorte d’enseignants du supérieur s’engagent à défendre les intérêts matériels et moraux de leurs camarades en mettant en place le syndicat autonome de l’enseignement supérieur (Saes) en 1985. En réalité, avant d’être collectif, son combat pour la revalorisation des enseignants, était d’abord personnel puisqu’il galérait avec ses 116 000 francs CFA de salaire de début. «J’éprouvais toutes les difficultés du monde pour m’en sortir, en comparaison de la vie de relatif confort que je menais comme étudiant en France», avoue-t-il.
Ils étaient perçus comme l’aile dure du Saes après la grève de 1989 qui est à l’origine de la séparation entre l’enseignement supérieur et l’éducation nationale. Sans transition, Tine entre de plain-pied dans le domaine de la défense des droits humains avec la création en 1990 de la Raddho avec Aboubacry Mbodji, Cheikh Tidiane Gadio entre autres membres fondateurs. En charge des relations extérieures de la Raddho à l’époque, ses voyages lui coûtent son poste à l’Ucad. Irrités par son absentéisme, ses collègues enseignants demandent et obtiennent son départ de la Fac. Il tente de retourner à l’université en passant par l’Ifan mais sa demande a été rejetée par l’Institut qui ne voulait guère d’un collaborateur qui passe son temps entre deux avions. A la Raddho, il est devenu par la suite la tête de gondole à force d’être sous le feu des projecteurs. Et ceci, pendant près d’une vingtaine d’années.
Enfance turbulente
Pourtant rien ne prédestinait ce jeune sérère, né en 1949 dans l’antre de ses cousins diolas (à Ziguinchor), à cette trajectoire glorieuse. Surtout que très petit il avait des rapports très heurtés avec l’école qu’il détestait foncièrement. Son enfance turbulente a failli d’ailleurs porter un coup dur à son cursus académique. Pour son instabilité, il sera exilé deux fois par ses parents qui n’en pouvaient plus des escapades nocturnes du jeune garçon qui passait son temps dans les salles de cinémas. La première opération de redressement tenté par ses parents sera un fiasco. Envoyé à Saint-Louis, sa mère, tenaillée par la nostalgie de son fils, organise son retour.
Le deuxième exil à Kaolack chez son oncle Mansour Ba, directeur d’école, fut salvateur. Les séances de bastonnade finissent par adoucir l’enfant rebelle. Et cerise sur le gâteau, à force d’être enfermé dans la bibliothèque de l’école de son tuteur, il finit par prendre goût à la lecture au point de tomber amoureux des lettres et réussit avec brio à obtenir son baccalauréat en 1971(au lycée Gaston Berger de Kaolack) avant de s’inscrire à la faculté de lettre de l’Université de Lyon. Ces souvenirs bien gardés au secret sont de nature à dévoiler les concours de circonstances dans lesquels Alioune Tine a forgé son caractère rebelle.
Adulé hier, contesté aujourd’hui
A 73 ans, après avoir longuement bourlingué à travers le monde comme expert indépendant de l’Onu, la vigie de la paix est naturellement moins virulente qu’auparavant et adopte de plus en plus une posture de médiateur. Même si ses positions sont souvent critiquées aussi bien par le pouvoir que par l’opposition et une certaine frange de la société civile, il les assume pleinement. Adulé hier, le consensuel coordonnateur du M23 de l’époque ne fait plus unanimité.
« C’est un homme très courageux qui assume ses positions. Bien qu’il se soit assagi avec l’âge, son engagement dans la résolution des problèmes socio-politiques reste intact. Il est juste devenu moins radical qu’avant. Ce qui est normal avec l’âge. Mais pas plus tard qu’hier on s’est entendu pour discuter de la situation actuelle du pays », témoigne Abdourahma Sow du Cos-M23. Cependant, tout ce qu’il reproche à Tine c’est d’avoir « raté un tournant après l’arrivée de Macky Sall au pouvoir. On n’a pas réussi à consolider les acquis du 23 juin 2011. Le M23 a été réduit en association et n’a pas pu être le fer de lance d’une société civile forte ».
Du côté du pouvoir aussi ses sorties font ruer dans les brancards notamment la dernière relative à la libération des leaders de Yewwi Askan wi. Dans une contribution au vitriol, le coordinateur de la cellule de communication de Benno bokk Yakaar décoche des flèches assassines contre Tine. « Dans votre sortie d’aujourd’hui vous évoquez la libération de prisonniers politiques arrêtés suite à la manifestation interdite de Yewwi du 17 juin. Pour rappel, trois de nos compatriotes y ont malheureusement perdu la vie. Les politiciens sont des justiciables comme tous les autres citoyens et doivent aussi répondre de leurs actes. (…) Vous vous définissez comme acteur de la Société civile. Par conséquent, vous devez être équidistant, impartial et totalement objectif si tant est que vous souhaitiez tenir honorablement votre rang de facilitateur de la Paix dans notre pays», lâche Pape Mahawa Diouf.
Ces critiques n’entament en rien son combat pour les causes justes. Un engagement qu’il a transmis à sa fille aînée, Me Nafissatou Tine (avocate au barreau de Bruxelles) qui a très tôt chopé le virus du militantisme pour les droits humains. Comme son père, la fondatrice de Sunulex (notre loi) veut, elle aussi, rapprocher les citoyens du droit.
Thiebeu n’diaye
Par Seneweb 28 juin, 2022